Bombes de plaisir

Bien sûr, il y a les bombes, les vraies.
Il y a les mini-tornades qui s’abattent sur 150 maisons du Nord au hasard du dérèglement climatique. Il y a l’enfouissement des déchets nucléaires.
La sècheresse tenace. Les Ukrainiens qui se battent depuis des mois avec les Russes. Entre le moment où j’écris ce texte et le moment où vous le lisez, peut-être même qu’un homme quelque part aura finalement appuyé sur le gros bouton de la destruction, que sais-je ? Les Libanais se révoltent. Les Italiens assument collectivement le fascisme comme une solution. La Méditerranée est un cimetière qui s’agrandit : je ne veux plus m’y baigner. La production continue : bouées, chouchous, crème solaire. Je passe le topo sur l’énergie, l’essence, la pauvreté grandissante, les inégalités flagrantes. L’écart qui se creuse entre une bande d’ultrariches et une main-d’oeuvre illettrée. La fin d’une classe moyenne qui, au fond, n’a jamais été qu’une illusion. Je mets tout dans un grand sac, que je ferme pour ne pas trop l’ouvrir.

Ici, c’est le lieu de l’édito. L’édito d’une artiste-directrice de Centre Dramatique National qui peine à cacher un contexte si pesant.

Aujourd’hui, ce formidable théâtre public, décentralisé en région pour permettre à toutes et à tous d’accéder à un art et à une culture vivante, est, lui aussi, comme tant d’autres, bombardé. Certes, il n’y a pas de morts, mais le choc est là : la hausse des prix alourdit le coût de notre fonctionnement et nos partenaires prédisent un avenir sombre. Les temps sont durs pour la création. Cette baisse de moyens, si elle venait à s’aggraver, fragiliserait davantage encore nos activités et l’équipe permanente, agirait comme une bombe à fragmentation, s’abattant sur les équipes artistiques, moins nombreuses à pouvoir être soutenues. Nos espaces de travail pourraient être parfois désertés, vides, sans âme, nos actions envers les publics, moins nombreuses. Sidération, tristesse, colère, oui !
Mais surtout, action !

Car ici, c’est le lieu de l’édito. L’édito d’une capitaine de navire qui doit embrasser ce contexte si pesant.

En réponse, les artistes d’aujourd’hui sont explosifs. Ils lancent des bombes d’un tout autre type ! L’acte 4 se fera avec l’énergie de ceux qui ne désarment pas. Céline Delbecq nous embarque À cheval sur le dos des oiseaux : être en marge, n’est-ce finalement pas un possible parefeu ? Élise Chatauret et Thomas Pondevie créeront Les Moments Doux.
Ils font théâtre en débusquant et en décortiquant les systèmes de violence. Ces deux-là nous permettent de repérer les missiles invisibles à l’oeil nu. Les familles trouveront un gilet pare-balle poétique grâce à la pièce Le Théorème du pissenlit, créée par Olivier Letellier.
Elles réviseront l’histoire de France proposée par l’auteur Amine Adjina et son équipe. Avec l’auteur Guillaume Cayet, je mettrai en scène l’histoire du climat avec une soixantaine d’acteurs amateurs : lycéens, habitants, danseurs de hip-hop, nous remonterons le fil du temps pour faire une fresque populaire et joyeuse sur l’extinction en cours de l’espèce humaine. Emma Dante démontrera la possibilité de la miséricorde… Car oui, nous pouvons être empathiques, solidaires, et les humains peuvent danser sous les balles de la pauvreté. En convoquant ses grandes figures féminines, Dieudonné Niangouna dégainera son rituel Portrait désir : nous voilà en lévitation, au-dessus du champ de bataille. Le collectif Les Filles de Simone fera voler en éclats le couple et sa capacité à reproduire indéfiniment le modèle patriarcal en son sein. Clémence Longy jouera Marie Tudor toute seule pour faire de la pièce de Victor Hugo un véritable projectile.
Sacha Vilmar et sa jeune équipe nous feront rire en s’entretuant de bêtises dans Adieu mes chers cons !

Ici, c’est le lieu de l’édito. L’édito d’une dirlo qui vous invite à sublimer ce contexte si pesant.

Ici, nous jetons des bombes spectaculaires et émotionnelles en réponse aux bombes réelles, pour créer de nouveaux récits.
Ici, nous cherchons à inventer de nouvelles représentations du monde pour croire en notre capacité à le transformer, à nous transformer ensemble.
Ici, nous débusquons les systèmes qui nous mènent là où nous en sommes, pour nous en sortir, collectivement.

Nous nous approprions les bombes pour en faire des caresses.
Là où il y a de la vie, il y a de l’espoir, venez vivre une belle année 2023 au théâtre !

Julia Vidit